La grandeur de ce que nous avons fait
Robert
Toulemon
Il faut qu’un
observateur extérieur vous dise la grandeur de ce que vous, Européens, avez
accompli, nous a dit Obama lors d’un récent voyage en Allemagne. Jean-Louis
Bourlanges précisait, lors de l’émission dominicale l’Esprit public de France-culture du 8 janvier, « ce que nous
avons fait depuis la dernière guerre est le plus remarquable accomplissement de
toute notre histoire ». Le Brexit est à la fois un échec et une chance. Avant
de dessiner les voies d’une relance, il n’est pas inutile de dresser un tableau
d’ensemble de cet acquis aussi précieux
que menacé.
Un acquis précieux
La paix, le
moins contestable des acquis européens, n’échappe pourtant pas à la
contestation. La peur du feu nucléaire explique sans doute l’absence de conflit
majeur depuis 1945. Mais qui peut ignorer la lente mais constante réduction de
la méfiance à l’égard de voisins devenus des proches, l’habitude de discuter
ensemble des intérêts communs prise en soixante ans de vie communautaire, la
contribution discrète mais efficace à l’apaisement de conflits longtemps
irréconciliables en Irlande, à Chypre, dans les Balkans ?
Magnifique
instrument de réconciliation, l’Europe a favorisé de mille manières l’avènement
de la démocratie et sa difficile consolidation dans des pays longtemps privés
de liberté.
La libre
circulation dans l’espace Schengen mais aussi dans l’ensemble de l’Union, en
dépit des mesures exceptionnelles imposées par le terrorisme, demeure un acquis
dont la valeur est paradoxalement soulignée par le renforcement des contrôles à
la frontière extérieure et par l’intensification de la coopération en matière
de renseignements, de police et de justice, grâce notamment aux agences Europol
et Eurojust.
Le libre
mouvement des travailleurs, salariés, artisans, professionnels de santé
inquiète parfois – ce fut le principal motif du Brexit -- mais comble très
utilement les insuffisances et inadaptations de l’offre de travail. Les abus
auxquels donne lieu le recours aux travailleurs détachés proviennent davantage de
l’insuffisance des contrôles qui relèvent des Etats que des textes européens.
De même ce sont les experts nationaux qui poussent souvent à des excès de
normalisation que l’on impute à Bruxelles alors que Franz Timmermans,
vice-président de la Commission, s’emploie à lutter contre les règlementations
abusives.
La protection
des droits fondamentaux, les directives concernant l’alimentation, la santé,
l’environnement assurent aux Européens une qualité de vie sans égale. L’Europe,
en dépit de ses faiblesses, assume un rôle de leader mondial aussi bien en ce
qui concerne le climat que la lutte contre les discriminations et pour
l’égalité des sexes. Par son attachement aux droits humains fondamentaux, elle demeure,
malgré son passé colonial, une référence mondiale. Sa capacité d’influence
serait immense si elle n’était limitée par son manque d’unité politique.
L’harmonisation
fiscale demeure trop souvent paralysée par la règle d’unanimité qui prévaut en
ce domaine. Un recours audacieux aux pouvoirs dont dispose la Commission en
matière de concurrence a cependant permis à la commissaire Vestager de
s’attaquer aux abus d’optimisation fiscale des grandes multinationales qui est
source de discriminations et prive les Etats de ressources considérables.
Les politiques
communautaires agricoles, sociales, régionales, d’environnement, scientifiques
et de recherche et les financements qui en constituent le soubassement sont, avec
les aides préparant ou accompagnant les adhésions, autant de transferts des
pays les plus riches vers les plus pauvres. Ils sont aussi l’occasion de
confronter les pratiques des différents Etats membres. Avec le programme
Erasmus d’échanges d’étudiants et d’enseignants, dont le succès est unanimement
reconnu, ces politiques tissent des réseaux d’où émerge peu à peu une
conscience européenne encore limitée à des minorités mais appelée à s’élargir
jusqu’à constituer un jour ce peuple européen base nécessaire d’une fédération
qui reste à construire.
L’union
monétaire, dont le nombre de membres n’a cessé d’augmenter, assure à une grande
majorité des Etats membres stabilité et commodité. La Banque centrale, seule
institution à caractère fédéral, a démontré sa capacité de faire face à la
crise et de secourir les Etats en difficulté.
La résistance
des souverainetés nationales a longtemps empêché la politique
étrangère et de sécurité commune de dépasser le stade des bonnes intentions.
Cependant la désignation d'une Haute Représentante disposant d’un véritable
corps diplomatique a permis quelques progrès rarement reconnus : accord
nucléaire avec l’Iran, accords en vue de la relocalisation des migrants, surveillance
des frontières, lutte contre la piraterie. Elle devrait permettre à l’Union
d’affirmer sa personnalité, de défendre ses valeurs et ses intérêts quand, tôt
ou tard, la nécessité imposera l’avènement d’une souveraineté européenne.
Les raisons de l’euroscepticisme
Pourquoi les Européens sont-ils si peu
nombreux ou si hésitants à reconnaître la grandeur de ce qu’ils ont réalisé et
que leur a judicieusement rappelé le président Obama ? Pourquoi
l’euroscepticisme s’est-il répandu d’un bout à l’autre du continent ? J’y
vois trois explications qui ne recouvrent que très partiellement celles qui
sont le plus souvent évoquées : une mondialisation subie dans l’austérité,
un déficit civique, pédagogique et symbolique, un renoncement stratégique et
identitaire.
Le transfert
des industries en Chine et chez quelques autres émergents a réduit la pauvreté
des masses asiatiques et créé de nouveaux clients solvables. Sa brutalité a néanmoins
donné aux victimes de cette formidable mutation le sentiment d’être abandonnés
par une institution qui était censée les protéger. Plus étalée, mieux
expliquée, accompagnée de mesures massives de reconversion professionnelle
identifiées comme européennes, elle aurait été mieux acceptée. La querelle
paralysante entre Allemagne et pays du Nord attachés au sérieux budgétaire et
pays du Sud laxistes et endettés maintient dans de trop étroites limites les
mesures nécessaires de relance de l’investissement auxquelles le président
Juncker a donné son nom.
Plus que d’un déficit démocratique, l’UE
souffre d’un déficit civique, pédagogique et symbolique. Civique car
l’inscription dans les traités de la citoyenneté européenne ne s’est
accompagnée d’aucun programme en vue d’inscrire cette nouvelle appartenance
civique – droits et devoirs -- dans l’âme des jeunes Européens, y compris les
jeunes Erasmus. Pédagogique car il est habituel d’imputer à
« Bruxelles » entité abstraite et lointaine les décisions ou
l’absence de décision imputables aux Etats, symbolique car, après avoir manqué
l’occasion de mettre quelques génies européens sur les nouveaux billets en euro,
on a piteusement renoncé à inscrire la devise, l’hymne, le drapeau dans le
traité de Lisbonne.
Renoncement
stratégique, l’incapacité à imposer une répartition équitable des demandeurs
d’asile, à répondre collectivement, fût-ce en groupe restreint, aux défis qui
menacent la sécurité du continent alors que ces menaces se multiplient et
s’aggravent, que la garantie atlantique n’est plus ce qu’elle était, que
l’accroissement nécessaire des capacités de défense requiert crédits et
mutualisation.
°°°
Existe-t-il
une chance de sortir de cette crise existentielle ouverte par la crise des
réfugiés et confirmée par le vote du 23 juin par lequel l’un des principaux de
ses Etats membres a décidé de quitter l’Union ?
Paradoxalement
les suites du Brexit, l’élection de Trump, l’agressivité de Poutine offrent
quelques motifs d’espoir. Les difficultés que rencontre Theresa May à définir
une stratégie de négociation est une leçon salutaire pour tous les
eurosceptiques du continent. Le coût de plus en plus évident de la division des
Européens, condamnés au rôle de spectateurs du jeu renouvelé des puissances. Au
demeurant, les enquêtes d’opinion révèlent une remontée des soutiens à l’Union,
y compris au Royaune-Uni où, nous
dit-on, une majorité se prononcerait aujourd’hui pour le remain.
Le
soixantième anniversaire du traité de Rome, au printemps prochain, offre
l’occasion d’un examen de conscience collectif. Il importe en particulier,
comme le propose Hubert Védrine, mieux inspiré que lorsqu’il s’en prend aux
fédéralistes accusés d’être les responsables de la vague eurosceptique, de
déterminer ce que les Etats sont décidés à faire ensemble. Un éclaircissement
s’impose, en particulier, concernant l’attachement des pays du groupe de
Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) aux droits fondamentaux et à
l’Etat de droit. Ceux-ci doivent comprendre que la solidarité ne saurait
être à sens unique.
L’un des succès de l’Europe est d’avoir
maintenu un cadre politique et institutionnel d’ensemble. Des tentations
existent de l’affaiblir, par exemple en organisant un gouvernement de la zone
euro hors du cadre communautaire, comme semble l’envisager François Fillon, ou
en préconisant, avec le président de la Fondation Schuman, un traité de défense
unissant Allemagne, France et Royaume-Uni sans lien avec l’UE. La construction
européenne peut tolérer transitions et dérogations mais à la condition de ne
jamais perdre de vue ce grand dessein pour lequel il nous reste à reconquérir
la confiance des peuples.
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